Cette ligne de recherche a été naguère suivie dans les études concernant les hanîf-s [1]. Le terme reste obscur et ceux qu’on appelle ainsi bien méconnus. Il semble que l’on soit engagé sur cette voie dans une impasse. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que Mahomet fut un hanîf heureux. Il a réussi une réforme désirée, semble-t-il, voire entreprise, par nombre de personnages religieux qui se défendaient d’appartenir à une quelconque communauté existante dans le monde arabe d’alors, mais s’en détournant au contraire (sens étymologique de la racine HNF ?), se réclamaient au dîn al-fitra, la toute originelle religion [2].
Une comparaison avec l’ensemble des religions arabes dites païennes [3] permettrait de situer la naissance de l’Islam de façon plus large et plus précise la fois, si on s’attache aux monuments épigraphiques. Ce sont sans contredit les vestiges les plus sûrs de la Jâhilîya ou l’âge de l’ignorance qui a précédé l’Islam en Arabie. Nous y sommes dans le pré-arabe et ce qu’on peut appeler le vrai pré-islamique. Une première étude sur les noms divins nous a permis de mesurer les rapprochements possibles [4]. Il serait peut-être intéressant d’en rapporter ici les principaux résultats.
L’étude des noms divins coraniques est importante dans la vraie mesure où ces noms cristallisent la pensée théologique du Livre sacré. Or, la tradition islamique qui s’est attachée à ces noms avec prédilection ne fait qu’illustrer ce fait et le mettre en relief. Du côté épigraphique, l’étude des noms propres est intéressante, parce qu’en fait, ceux-ci constituent l’apport principal des inscriptions [5] et que cet apport nous fait remonter à une époque plus ancienne que les inscriptions elles-mêmes. C’est ainsi qu’actuellement nous portons des noms qui remontent à plus de deux mille ans.
Or les noms divins coraniques qui ont leurs correspondants en épigraphie sémitique, principalement sur les noms théophores, sont nombreux. A part le nom même de Dieu (Allah) [6] et son épithète principale dans le Coran Rahmân [7], nous avons par ordre des racines arabes : pacificateur (Mu’min), puissant (Ashaddu ba’san), bon (Barr), pur (Barî’) Seigneur de la maison (Rabb al-Bayt), qui accomplit (Mutimm), se repent (Tawwâb), plein de majesté (Dhû’l-Jalâl), qui exauce (Mujîb), vérité (Haqq), sage, droit (Hakîm), clément (Halîm), digne de louange (Hamîd), vivant (Hayy), maître du Jour du Jugement (Mâlik Yawn al-Dîn), miséricordieux (Rahîm), droit (Rashîd), élevé (Rafi’), souverainement exalté (Subhân), salut, paix (Salâm), qui écoute (Samî’), seigneur du Ciel (Rabb al-samâ), seigneur de l’Orient (Rabb al-mashriq), qui rétribue (Shâkir), véridique (Sâdiq), manifeste (Zâhir), puissant (‘Azîz), élevé (‘Alîy, ta’âla), secourable (Musta’ân), seigneur de l’Occident (Rabb al-maghrib), vainqueur (Ghâlib), qui transforme (Mughayyir), ouvre (Fattâh), agit (Fa’’âl), agrée le repentir (Qâbil al-tawb), puissant (Qâdir), saint (Quddûs), proche (Qarîb), subsistant (Qayyûm), grand (Kabîr), glorieux (Majîd), roi (Malik), possesseur de … (Mâlik), qui donne la victoire (Nâsir), lumière (Nûr), seigneur, roi, Dieu des hommes (Rabb, Malik, Ilâh-al-nâs), affectueux (Wadûd), large (Wâsi’), qui tient son engagement (Awfä), protecteur (Wakîl), patron (Walîy), qui donne avec profusion (Wahhâb).
Nous avons tenu à citer ces noms auxquels la piété musulmane se réfère comme aux étoiles fixes de son univers religieux. Autrement, nombreux sont encore les noms, titres ou attributs divins coraniques qui trouvent des correspondants en épigraphie sud-sémitique, sans parler de notions religieuses communes et celles bien entendu, que le Coran semble écarter délibérément mais qui n’en appellent pas moins les rapprochements [8].
Cette mise en rapport des données religieuses coraniques avec celles de l’Arabie ancienne, que nous livre principalement l’épigraphie, ne doit en aucune manière avoir pour conclusion une quelconque réduction de l’idéal musulman primitif à une tradition particulière. La meilleure preuve en est encore l’universalité de l’Islam actuel en rapport précisément avec ces origines dites « arabes ». Cela ne veut pas dire seulement que le monde arabe reste pour l’Islam tout entier se développant dans le temps et dans l’espace, un centre vital. Quoi qu’il en soit des querelles entre Arabes et non-Arabes qui ont marqué tel ou tel siècle hégirien, il y a en Islam un appel lancé à toute âme croyante en vue de son expatriement et c’est un appel en « arabe clair », « arabîy mubîn ». Ce n’est pas une question de langage : le langage recouvre ici une structure de l’âme. L’arabe coranique fait encore percevoir aux croyants, l’appel jadis lancé à Mahomet et perçu par lui comme un écho de l’appel intimé à Abraham ; c’est une conformation de l’âme elle-même que traduit leur réponde, en ce même arabe, lorsque la multitude des pèlerins redit à son Seigneur : « Labbayaka » [9].
Notes :
Translittération de l’arabe : En dehors des transpositions courantes des noms et des mots arabes (Mahomet pour Muhammad, Coran pour Qur’ân, etc.), nous avons adopté un système de translittération dénué de technicité, mais permettant au lecteur non initié d’approcher au mieux la prononciation de l’original. Ce manque de technicité, qui ne comporte aucun risque d’erreur pour ceux qui savent, n’en cache pas davantage pour ceux qui ignorent.
[1] Pour une bibliographie des « Hanîfs », cf. dans l’Encycl. de l’Islam, à part ce mot, ceux de Musailima et de Waraqa ibn Naufal (cousin de Khadîja). Voir également E. POWER, Umayya Ibn Abi-s-Salt, in Mélanges de la Faculté Orientale, Beyrouth, (1906), pp. 197-222. Pour la bibliographie du terme « hanîf », à rapprocher de « muslim », cf. notre app. Hanîf in Abraham, o. c. pp. 149-162 et notre étude « Islam et Paix », citée plus haut ; H. RINOGREN, Islam, aslama and muslim, in Horae Soederblomianae, Uppsala, 1949, 14p. ; J. ROBSON, Islam as a Term, in Moslem Word, 1954, pp. 101-109.
[2] Cf. Coran 30, 30 : « Dresse ta face vers la Religion, selon la conception originelle qu’Allah a donnée aux hommes. Nulle modification à la création d’Allah. C’est la religion immuable » … (trad. BLANCHERE, o. c. t. II, p. 425).
[3] Cf. G. RYCKMANS, o. c., note 33. L’état actuel de la recherche interdit toute considération d’ordre général qui voudrait rattacher les religions arabes à une source primitive commune que l’on appellerait « le monothéisme des Sémites ». Il n’empêche que la voie reste ouverte vers un fonds commun originel, un « Ursemitisches » auquel il conviendrait de rattacher l’Islam, selon ce que l’Islam réclame expressément. Cf. texte coranique cité ci-dessus et l’art. de J. STARCKY, Les peuples Sémites et le monothéisme, Mashriq, 1948-1952, reprise en fr. in Mashriq, 1960.
[4] Cf. Les noms, titres et attributs de Dieu dans le Coran et leurs correspondants en épigraphie sud-sémitique, in Le Muséon, Louvain, 1955, t. LXVIII, extr. 86 p.
[5] Cf. G. RYCKMANS, Les noms propres sud-sémitiques, 3 vol., Louvain, 1943.
[6] Cf. F. WINNETT, Allah Before Islam, in Moslem World, 1938, pp 239-248.
[7] Cf. l’étude de J. JOMIER sur le nom divin Al-Rahmân dans le Coran, in Mélanges L. Massignon, t. II, pp. 360 ss.
[8] Cf. notre étude sur les Etudes d’épigraphie sud-sémitique et la naissance de l’Islam, Paris Geutner, extr. De la Revue des Etudes Islamiques, 1955-57.
[9] C’est d’autant plus vrai que cette conformation religieuse de l’âme arabe est partagée par des non-musulmans et l’existence des Chrétiens arabes devrait faire davantage réfléchir les musulmans éclairés, quand des associations fanatiques ou des gouvernements totalitaires confondent pan-arabisme et pan-islamisme en les assimilant tous deux au contexte psycho-social des Arabes primitifs, racialement considérés. On sait que cet ordre des choses a été sévèrement stigmatisé par Ibn Khaldûn. Cf. J. SAUVAGET, Historiens Arabes, Paris, Maisonneuve.
Y. MOUBARAC
Dans : L’Islam, Paris, Casterman, 1962, 213 p.
Pages 34-37.