Introduction

Grâce aux progrès de la technique, par suite aussi des essais entrepris avec persévérance pour une meilleure organisation de la vie économique et sociale, les conditions d'existence des habitants des villes et des campagnes se trouvent sans cesse améliorées. Comment des croyants ne devraient-ils pas s'en réjouir?

Mais que sera l'homme de demain ? Sera-t-il encore humain ? Prendra-t-il encore le temps d'admirer ? Saura-t-il encore apprécier ce qu'il a ? Que signifiera pour lui aimer? Possédera-t-il encore le sens de la gratuité ? Restera-t-il encore capable de construire une cathédrale à Chartres ou une cathédrale de Strasbourg ?

Avant tout effort de construction ou de reconstruction, il faut tenter un examen clinique de la situation, il faut vérifier l'état du terrain. C'est en fonction de ces constatations et des analyses qu'il convient de préciser ce qu'il faut entreprendre. Devant une maladie, il ne suffit pas de donner un calmant afin d'insensibiliser le malade et de diminuer sa souffrance. Il faut essayer de s'attaquer à la racine du mal et chercher des remèdes qui agissent sur les causes mêmes des désordres constatés.

Nous vivons dans un monde de plus en plus falsifié et pollué. Ce qui est vrai, pur, authentique, n'est plus assez estimé par la plus grande masse des hommes. Que de valeurs travesties, déviées, perverties ! Voici quelques constatations à titre d'exemple.

1. Il y a mensonge sur l'homme

En effet, à quoi mesure-t-on de nos jours la qualité de l'homme?

Autrefois, les hommes célèbres étaient des héros; maintenant, ce sont les vedettes. Un héros était un homme admiré pour son courage, sa noblesse, ses exploits. Il fallait du temps pour devenir un héros. Il fallait des efforts longs, continus, difficiles. Dans le monde moderne, on peut devenir célèbre sans effort, en une nuit. Il suffit de la radio, de la télévision et du journal. On lance une vedette comme on lance un nouveau produit. Le héro était rendu célèbre par ses hauts faits; la vedette est rendue célèbre par son image et sa marque de fabrique.

Et voici le paradoxe : dans notre monde envahi de grands noms, ce sont les héros qui sont anonymes. Dans notre vie d'illusions et de mensonges, l'être exceptionnel, le héros est en général quelqu'un de méconnu : professeur ou infirmière, mère de famille ou assistante sociale, artisan solitaire et souvent mal payé, chacun œuvrant à une tâche apparemment sans gloire. Personne ne les loue et ne fait de propagande pour eux. Leurs vertus sont réelles et ne résultent pas des efforts que fait la publicité pour combler le vide du monde. Leur anonymat les protège de l'éclat éphémère des célébrités. Eux seuls nous ramènent à la vérité. Ils désintoxiquent nos imaginations. Mais, hélas! Les vedettes on les connaît, les héros on ne les connaît. Les foules préfèrent courir après le vent.

L'homme est dénaturé aussi parce qu'on le prend fréquemment pour ce qu'il n'est pas. Il est transformé en robot qui n'a plus ni le temps ni le goût de vivre. Il devient un objet, une marchandise qu'on échange. Il est réduit à l'état de mécanique humaine, de machine payée et mal entretenue. Que de fois il étouffe dans notre société. La protestation des hippies et la révolte d'un grand nombre de travailleurs, mais aussi de cadres et d'étudiants de toute obédience, en sont un témoignage entre beaucoup d'autres.

2. Il y a mensonge sur le travail et les loisirs

On a déformé le travail. Autrefois, il était avant tout un service des autres et une occasion de dépassement. Il avait une valeur sacrée parce qu'il contribuait à la dignité de l'homme, Dieu nous ayant associés à son pouvoir créateur. Maintenant, on a enlevé au travail sa valeur transcendante en lui laissant uniquement sa valeur marchande. Pour beaucoup il n'est plus qu'un gagne-pain, une condition pour se procurer de l'argent. Dans bien des cas il a revêtu la forme d'un esclavage plus ou moins avilissant. Rappelons-nous l'histoire des trois tailleurs de pierre. Interrogés sur ce qu'ils font, le premier répond : Je gagne ma croûte; le deuxième : Je travaille une pierre; le troisième : Je construis une cathédrale. Reste-t-il beaucoup d'hommes de cette troisième catégorie?

On a déformé le travail, mais on a aussi déformé la détente et les loisirs. Le temps libre est souvent dominé par le bruit et l'agitation. La radio remplace la lecture et la réflexion. On bouscule le repas pour voir la télévision. La bougeotte a pris la place du recueillement. On se "claque" pendant les vacances. On a oublié ce qui fait l'équilibre d'une vie.

Il suffit de constater comment on a transformé les voyages en indigestion d'images. Autrefois, le voyage était l'accomplissement d'un désir longuement mûri de découverte et de communion avec un autre pays, avec d'autres hommes. Chaque voyage représentait l'aboutissement de longs rêves, la suite d'une sérieuse préparation. Maintenant, le touriste a remplacé le pèlerin et il est devenu un chasseur de performances, une machine à additionner les kilomètres. Dans beaucoup de circuits touristiques, on voit les monuments et les sites à la manière d'un décor de théâtre qu'on n'a même pas le temps de regarder, d'admirer. On n'a plus le temps d'enregistrer et encore moins de laisser mûrir des souvenirs au fond de son cœur. Le mot "souvenir" évoque pourtant quelque chose de spirituel, d'intérieur. Non, on préfère acheter des souvenirs préfabriqués qu'au retour on distribue sans chaleur à ses connaissances. Que de fois on ne sait même plus ce que représentent les photographies qu'on a rapportées ou prises soi-même.

3. Il y a mensonge sur le bonheur

On fait croire aux gens qu'ils auront le bonheur à condition de posséder telle chose. Et, lorsqu'ils l'ont, ils constatent qu'ils ne sont pas plus heureux qu'avant, s'ils ne le sont pas moins. Autrefois, le désir, le besoin étaient quelque chose qui montait du fond de l'homme et répondait à une nécessité vitale. C'était l'appel à quelque chose qui était réellement utile pour se développer et s'épanouir. Aujourd'hui, les besoins sont imposés du dehors par la propagande commerciale ou les marchands de plaisir. Utilisant l'instinct de la jalousie et de l'envie, les fabricants nous expliquent qu'il nous faut aujourd'hui des choses auxquelles nous ne pensions aucunement. On suscite en nous le désir d'avoir les mêmes choses que le voisin, et de les avoir tout de suite. On achète à crédit pour acquérir le "bonheur". Or, on en devient malheureux, car pour se procurer du superflu on est acculé à faire des dettes et à se priver du nécessaire.

Que de gens n'en ont jamais assez. Ils veulent toujours autre chose et oublient que l'homme ne trouve pas le bonheur complet dans des satisfactions purement extérieures. Il restera toujours dans l'être humain, tant qu'il n'est pas totalement abruti, une insatisfaction profonde à laquelle les nourritures terrestres seules ne sauraient suffire.

4. Il y a mensonge sur l'amour

Ce qu'on présente comme de l'amour dans beaucoup de films ou d'illustrés n'est pas de l'amour. Ce n'est qu'un simulacre. D'autre part, les jeunes veulent jouir de tout, tout de suite, comme si un arbre pouvait porter des fruits avant d'avoir eu les fleurs. L'amour physique devient pour beaucoup de jeunes une simple expérience, un exercice hygiénique, et on leur présente la pureté comme un préjugé périmé. Quels en sont les résultats ?

La cote commerciale du sexe est en hausse, mais que devient sa cote morale? L'impur passe pour être pur. On remplace l'éducation du cœur par la sexologie. On se soûle d'érotisme, et l'on en est fier. la familiarité avec la pourriture passe pour signe de santé. Et pour afficher des vues larges et libérales, nous tolérons tout cela sans réagir.

Sous prétexte d'échapper à l'aliénation des interdits, on tombe dans l'aliénation des instincts. Une certaine fuite en avant dans le plaisir ne traduit-elle pas la peur de l'engagement affectif? Quelle confusion grave que de séparer l'acte sexuel de l'amour et de placer la sexualité hors de l'ensemble de la personne, alors qu'il s'agit d'un investissement total de l'être. Mais le comble de la tromperie sexologique, c'est de prétendre que ce qui est à respecter, désormais, c'est le désir instinctif qu'on éprouve et le plaisir qu'on trouve dans la pratique sexuelle la plus libre. Le danger le plus grave à éviter à présent serait, dit-on le refoulement des désirs. Quelle morale! Car enfin, si cela faisait plaisir à quelqu'un de mutiler un voisin ou de le torturer, faudrait-il, au nom du même principe, ne pas l'en empêcher? On sait d'ailleurs qu'il peut y avoir du plaisir sexuel à infliger certains châtiments corporels. En acceptant ce principe selon lequel la liberté exige qu'on se livre tout simplement à ses instincts, quelle qualité d'hommes et de femmes va-t-on préparer?

En guise de conclusion ...

Il serait facile de continuer cet essai de diagnostic. On pourrait aller plus à fond et tenter de faire l'inventaire de tout ce qui, dans notre société, est faux-semblant, façades, tricheries, déloyauté. Il faudrait insister aussi sur ce qui est mensonge dans la vie chrétienne de beaucoup de nos contemporains.

Le plus important n'est pas d'inventorier toutes les infiltrations du mensonge dans notre société. C'est d'examiner comment en sortir, et l'on ne saurait se contenter de petits remèdes isolés. C'est toute une action d'ensemble qui serait à entreprendre pour une restauration des valeurs vitales essentielles. Il faudrait en avoir le courage.


 

 

Monseigneur Léon Arthur ELCHINGER
Evêque émérite de Strasboug
Dans : Le retour de Ponce Pilate : l'Eglise provoquée au courage, Paris, Fayard, 1975, 222p.
Pages 51-55.

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