Il convient de rappeler ici qu’avant d’être judaïsant ou christianisant, le Coran est d’abord et essentiellement « arabe ». C’est ce qui fait après tout que l’Islam est né et qu’il ne peut en aucune façon être considéré comme une communauté religieuse d’origine biblique. C’est ici qu’il convient même de considérer comment tout en reconnaissant les traditions juives et chrétiennes antérieures et en les reprenant partiellement, l’Islam n’est pas dans la même lignée.

Un bref rappel de la situation religieuse de l’Arabie avant l’Islam [1] doit suffire à nous en donner quelque conviction. Nous y sommes à un véritable carrefour désertique et l’ensemble de la presqu’île dans sa vaste aridité peut être considéré comme une immense oasis favorable aux rencontres les plus diverses. Plus exactement, c’est un lieu de passage sillonné en tous sens par les caravanes, qui, des bords de l’Océan Indien acheminent les denrées rares, encens et épices, vers l’Egypte, la Syrie et la Mésopotamie. C’est ce qui donne à la ville natale du Prophète son importance. Nous l’avons situé plus haut au point de tangence de deux circuits qui décrivent assez bien son ouverture au reste du monde. Il convient de préciser ici que l’un d’eux est entrainé vers l’autre, le méridional vers le septentrional, et, quoi qu’il en soit a priori de l’équilibre des forces, c’est le Midi qui va déferler vers le Nord et le commander.

C’est que si l’Arabie entière peut être considérée comme un lieu de passage, on ne peut pas dire pour autant que ce soit un lieu de brassage de peuples. Paradoxalement, le désert favorise en quelque sorte les rencontres et les échanges, mais il ne permet pas encore à des puissances étrangères de s’établir. Le désert ne pardonne pas aux étrangers. Seuls les autochtones y sont à demeure. C’est peut être ce qui explique le drame des juifs de Médine. Mais sur un plan plus vaste, c’est ce qui fait qu’après les dominations les plus diverses qui s’y sont succédé, après celles notamment de l’Abyssinie, de Rome et de la Perse, l’Arabie n’aura finalement été dominée que par elle-même, pour ensuite dominer sur le Croissant fertile et le reste du monde civilisé, que les Arabes ont envahi dès les premières décennies de l’expansion islamique. C’est le « jeu » de l’Islam primitif, jeu qui prend son départ dans l’Arabie méridionale, pour faire de l’Islam la dernière vague de nomades qui, des bords de l’Océan Indien et dès le troisième millénaire avant le Christ, n’auront pas cessé de déferler sur les pays nord-sémitiques, selon une hypothèse vraisemblable sur le berceau du monde sémitique.

Il semble que ce soit là un « jeu » surtout politique, dépendant des conditions désertiques de la presqu’île. Avec l’Islam, nous sommes amenés à prendre conscience de son aspect religieux. Là encore il s’agit de considérer un concours extraordinaire d’influences pour voir comment l’Islam en sort, ou plutôt les traverse. Une étude du Parisme en Arabie mériterait d’être reprise après Goldziher [2]. Mais nous en savons assez sur le christianisme et le judaïsme pour dire qu’ils se sont juste établis en Arabie afin de permettre à l’Islam d’en triompher. Cela ne veut pas dire seulement que l’Islam n’y a pas succombé, cela veut dire que l’Islam n’en est pas une dérivation mais qu’il leur est en quelque manière antérieur [3]. L’Islam bouscule au passage des obstacles qui se sont établis incidemment sur sa route. Le véritable affrontement avec le christianisme et le judaïsme se fera en dehors de l’Arabie.

Aussi comme on ne peut considérer l’Islam comme sectaire par rapport au christianisme et au judaïsme, on ne peut considérer davantage son Prophète comme novateur. Il est plus exactement un réformateur. Le Coran ne prétend nullement innover quoi que ce soit, mais « purifier » une religion existante depuis l’origine dans le monde où il est né. Cette origine peut être communément appelée sémitique. Mais le monde où elle renaît et s’épanouit, on est bien obligé de l’appeler, faute de dénomination plus spécifique, sans le mettre pour autant sous une étiquette particulariste, « arabe ». C’est bien là la naissance de l’Islam, ni juif, ni chrétien, mais abrahamique et non point encore selon une ascendance biblique, mais par le truchement en quelque sorte du monde « arabe ». C’est ce qui fait après tout que le Prophète ait entreprit sa prédication dans sa ville natale, qu’il s’en soit exilé et qu’il y soit rentré. C’est ce monde en tout cas qu’il s’agit d’inventorier pour situer les « sources » ou les « origines », la naissance de l’Islam.

Notes :

Translittération de l’arabe : En dehors des transpositions courantes des noms et des mots arabes (Mahomet pour Muhammad, Coran pour Qur’ân, etc.), nous avons adopté un système de translittération dénué de technicité, mais permettant au lecteur non initié d’approcher au mieux la prononciation de l’original. Ce manque de technicité, qui ne comporte aucun risque d’erreur pour ceux qui savent, n’en cache pas davantage pour ceux qui ignorent.

[1] Cf. G. RYCKMANS, Les religions arabes pré-islamiques, Louvain, Le Muséon, 1952. A. JAMME, La religion sud-arabe, Hist. des religions de M. BRILLANT et R. AIGRAIN, Bloud et Gay, 1958, t IV, pp 209-231. Cf. nos Eléments de biographie sud-sémitique, o. c.

[2] I. GOLDZIHER, Islamisme et Parisme, in RHR, XLIII (1910), pp. 1-29.

[3] Voir infra, pp. 154 ss.

Y. MOUBARAC
Dans : L’Islam, Paris, Casterman, 1962, 213 p.
Pages 31-34.

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