[1]

a. Présentation

La Franc Maçonnerie dite spéculative est ainsi nommée pour la distinguer de la Franc Maçonnerie dite opérative, celle de la corporation des compagnons architectes, sculpteurs et maçons qui bâtissaient les églises et cathédrales et qui se transmettaient leurs techniques. Bâtissant les églises, ils se considéraient comme des successeurs d’Imhotep, le grand prêtre architecte qui construisit la pyramide de Saqqarah, et de Hiram, l’architecte du Temple de Jérusalem. Ils étaient les continuateurs du Grand Architecte (Dieu). La Franc Maçonnerie anglaise (la première organisée) a conservé une orientation chrétienne. Mais, les rites de la Franc Maçonnerie lui donnent une orientation ésotérique. En France, sous l’influence du courant philosophique des Lumières du 18ème siècle, hostile à l’Église, puis du combat pour la République et pour l’école laïque, la Franc Maçonnerie a pris une coloration athée et anti-catholique.

La Franc Maçonnerie française, et plus particulièrement le Grand Orient de France (GODF), est forte de 40.000 membres. La Grande Loge de France comprend 20.000 membres. La Grande Loge féminine de France 10.000 membres. Le Droit humain, 10.000 membres.

La Franc Maçonnerie a pénétré dans les colonies françaises d’Afrique sous l’influence des administrateurs français. Lorsque la vie politique a commencé à se développer avant les indépendances, de nombreux Africains ont compris que l’appartenance à la Franc Maçonnerie leur donnerait une chance supplémentaire de promotion. Leurs études ou les formations suivies en France les ont confortés dans cette voie. L’adhésion à l’une de ces sociétés secrètes est aujourd’hui considérée comme indispensable par certains pour accéder aux plus hauts postes. Au lieu de favoriser la fraternité, la Franc Maçonnerie entretien parfois la rivalité. C’est ainsi qu’au Congo – Brazzaville, M. Pascal Lissouba et Denis Sassou Nguesso appartiennent à deux Loges différentes. Les Maçons africains gardent des contacts étroits avec les Maçons français.

b. Franc Maçonnerie et Église

L’Église demande aux catholiques de ne pas adhérer à la Franc Maçonnerie : c’est une société secrète, elle recourt à des signes et à des pratiques qui entrent en concurrence avec la foi chrétienne. En outre, le Grand Orient de France est connu pour ses positions agnostiques et hostiles à l’Église. Selon la déclaration du 26 novembre 1983 de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, l’appartenance à un mouvement maçonnique (même théiste) est contraire à la foi chrétienne :

« Pour un chrétien catholique, il n’est pas possible de vivre sa relation avec Dieu selon une double modalité, c’est-à-dire en la scindant en une forme humanitaire supra confessionnelle et une forme intérieure chrétienne. Il ne peut entretenir deux sortes de relation avec Dieu. » [2]

Cet argument est très fort et devrait faire réfléchir les chrétiens : la Franc Maçonnerie donne une manière de voir, de penser et de vivre qui ne laisse plus de place à l’agir chrétien.

Voici le point de vue du cardinal Hyacinthe Thiandoum, archevêque de Dakar (Sénégal), à qui le périodique Jeune Afrique demande quelle est son opinion sur ce phénomène : [3]

« J’ai plusieurs amis francs-maçons, dont l’ancien gouverneur général, Pierre Lamy. Il y a énormément de gens qui appartiennent à cette organisation : des chefs d’État, des fonctionnaires, des grands patrons, la majeure partie de ceux qui détiennent du pouvoir politique on économique. La franc-maçonnerie est considérée comme un tremplin pour arriver ou se maintenir à certains postes, pour obtenir certains avantages. Que de gens je rencontre, y compris des catholiques, qui me disent vouloir entrer en maçonnerie pour ces raisons ! Je n’en ai jamais entendu dire que c’était pour une question de foi, parce que ce que l’on propose dans le christianisme ou l’islam ne leur convenait pas. Le problème, c’est qu’une fois qu’on y est, on ne peut pas en sortir. C’est la le piège.

J .A. - Voulez-vous dire que c’est une secte ?

Cal Thiandoum - Oui. Mais il ne faut pas leur dire cela. Ils préfèrent parler de société secrète. De fait, ils noyautent de nombreuses institutions. Tous les grands organes de presse sont entre leurs mains. Nous essayons de vivre ensemble et de faire un effort de compréhension, mais nous sommes spirituellement très éloignés.

J.A. - Les francs-maçons sont-ils toujours systématiquement excommuniés ?

Cal Thiandoum - Oui, la formulation de l’excommunication a changé, mais pas l’acte lui-même. Autrefois, elle frappait nommément les francs-maçons et tous les membres des sociétés occultes. Depuis le concile de Vatican II, elle porte sur l’ensemble de ces sociétés, et non plus sur les individus. En Afrique, néanmoins, la maçonnerie continue à progresser parce que son idéal de fraternité garantit le soutien et l’entraide entre les membres.

J.A. - Mais la fraternité est aussi ce que prône l’Église …

Cal Thiandoum - Oui [...] Ils ont un certain nombre de principes nobles et beaucoup sont des hommes de valeur. C’est l’orientation de l’ensemble qui pose problème. »

c. Admission

Pour être admis, il faut envoyer une demande au Vénérable (responsable de la Loge) avec extrait du casier judiciaire. La loge vote l’admission après interrogatoire du candidat les yeux bandés : « Qu’est-ce que la laïcité pour vous ? Croyez-vous en Dieu ? Êtes-vous raciste ? Que pensez-vous de l’avortement ? … » Le vote se fait par boules blanches et boules noires (comme dans certaines congrégations religieuses). Pour être admis, il faut 75% de boules blanches. L’expression « blackbouler » signifie « rejeter » grâce à une majorité de boules noires. La cotisation : de 1500 à 2000 FF par an.

d. Structure

Les loges sont fédérées en obédiences : GODF, Grande Loge de France, etc. Ce qui distingue ces obédiences, ce ne sont pas les rites, mais l’inscription de l’humanisme maçonnique dans les débats politiques et religieux. L’organisation interne repose sur la distinction des grades :

- Trois grades de base dits « bleus » : apprenti, compagnon, maître.

- Hauts grades dits de « perfectionnement », jusqu’au 33ème degré.

Une loge maçonnique se réunit normalement deux fois par mois. Elle travaille dans le cadre de rites dont les références sont diverses : crypto-chrétiennes (chaque membre est une pierre qui permet la construction du temple), grecques (la lumière) ou hébraïques (Hiram, architecte du Temple de Salomon). La Kabbale, l’alchimie, certaines gnoses sont aussi sollicitées. Le travail en loge s’apparente à une liturgie faite de gestes, de paroles, d’exposés (ou « planches ») et d’écoute mutuelle. Chaque réunion (ou « tenue ») se termine par des « agapes » ou repas amicaux. Les « fraternelles » regroupent des maçons, toutes obédiences confondues, autour d’un intérêt commun, souvent professionnel : fraternelles de la Poste, de l’Éducation nationale, … Certains maçons sont réticents et disent que les fraternelles sont « la branche alimentaire de la maçonnerie ».

Au GODF, le Consistoire regroupe les délégués des maçons des grades les plus élevés. Il élit le Grand Maître, président de l’obédience. Il peut arriver, comme en septembre 1995, qu’il y ait divergence entre la majorité du Consistoire, opposée à l’élection de P. Kessel, et la majorité de l’Assemblée générale (le Couvent) élue par l’ensemble des loges. L’Assemblée générale de septembre 1995 a donné lieu à des luttes fratricides et le Conseil d’administration a été destitué. Une nouvelle AG a été convoquée, fin janvier 1996.

Le président P. Kessel qui voulait mettre fin à la corruption et aux copinages est accusé de vouloir faire rentrer les femmes dans le GODF.

e. Difficultés

Dans une société française où les vertus personnelles ne sont pas toujours à la hauteur des idéaux républicains, les difficultés du GODF sont les suivantes : « son adversaire traditionnel se dérobe, son élitisme dérape, son engagement politique dérive dans une logique de parti politique ».

L’adversaire traditionnel se dérobe

La Maçonnerie du 18ème siècle défendait les valeurs suivantes : liberté individuelle, égalité, tolérance. La laïcité est venue au 19ème siècle. En 1738 la bulle de Clément XII condamne les membres des loges maçonniques assimilées à des sociétés secrètes. Aujourd’hui, l’excommunication reste collective, car les principes maçonniques sont considérés comme inconciliables avec la doctrine de l’Église. Il est interdit aux catholiques de s’inscrire dans ces associations (Congrégation pour la doctrine de la foi, 16 novembre 1983).

Cependant, l’Église a une attitude nuancée. Des contacts se poursuivent entre ecclésiastiques mandatés et Frères maçons. Le GODF ne laisse pas passer les occasions de défendre la laïcité républicaine et de dénoncer les interventions du pape ou des évêques sur les problèmes de société. Mais le cléricalisme (pouvoir des clercs) ne se limite plus à l’Église : on le retrouve chez les experts qui imposent leurs propres opinions morales, chez diverses autorités administratives indépendantes, détachées de toute responsabilité et de tout contrôle démocratique (en France : Conseil supérieur de l’audiovisuel, Commission des opérations de la Bourse, Comité national d’éthique, Commission nationale informatique et liberté). A quoi s’ajoutent les manipulations des médias, des sondages, des conseillers en communication … « A un cléricalisme religieux – toujours latent mais bien restreint – s’est substitué un cléricalisme d’essence non religieuse, très actif » (Michel Morineau, Secrétaire national de la Ligue de l’enseignement). Le. GODF n’ignore pas ce nouveau cléricalisme, mais il reste plus vigilant sur le premier que sur le second.

Lorsque Jean-Paul II a été invité en France en 1996 pour célébrer le 1500ème anniversaire du baptême du roi Clovis à Reims (496) par saint Rémi, date considérée comme une étape importante dans les origines de la France, les Maçons du GODF, tout parés de leurs ornements maçonniques, firent une contre-manifestation à Valmy en proclamant que la France n’avait pas commencé lors du baptême de Clovis, mais les 20 et 21 septembre 1792, lors de la victoire de Valmy qui est considérée comme la date de naissance de la République. Cette manifestation fit sourire : connue si la France n’existait pas avant 1792.

Une élite décalée :

Le recrutement se fait par cooptation et sélection de ceux qui se présentent. Mais il n’y a pas de véritable recherche des élites. On accepte sur examen ceux qui savent parler (« verbaliser ») des valeurs républicaines, et non pas ceux qui ont fait preuve d’une posture morale. Le « blackboulage » exclut des gens valables pour des raisons seulement d’ordre culturel et politique. Du coup, l’intégration maçonnique devient un rite de « bizutage » qui perd tout sens initiatique. P. Kessel a voulu réagir contre cet esprit de corps qui se distancie de la foule. [4].

Un engagement civique dévoyé :

Le maçon a l’ambition d’un travail qui le conduise au perfectionnement intellectuel, moral et social et pas seulement à la réussite matérielle. Mais l’affaiblissement de certains partis politiques, en particulier le parti socialiste français, a conduit certains maçons à vouloir faire jouer à leur association un rôle de suppléance qui pouvait l’amener à s’engager directement dans les débats politiques. On a reproché à P. Kessel d’être trop engagé du côté socialiste et, en 1995, on lui a préféré Christian Hervé. Ainsi le GODF redevient, connue sous la 3ème République, un enjeu de pouvoir. Or, la Franc Maçonnerie il été conçue « pour réunir ce qui est épars et pour écarter tout ce qui peut diviser » (Alphonse de Lamartine, qui n’était pas maçon).

f. Conclusion

La Franc-Maçonnerie en Afrique semble moins anticléricale, plus tolérante que ne l’est le GODF. Mais, sans ambiguïté possible, ses membres sont tournés vers la recherche du pouvoir. En Afrique, des pressions s’exercent sur les jeunes cadres brillants : les détenteurs du pouvoir économique ou politique leur font comprendre qu’ils ne pourront progresser que s’ils adhèrent au mouvement. Sinon, ils feront du sur-place. C’est un véritable défi pour les chrétiens qui veulent travailler au bien commun avant même de travailler pour eux. On comprend alors que l’Église soit plus que réticente avec une institution qui encourage l’ambition personnelle, tandis que le christianisme préconise le service, l’humilité.

 

Notes :

[1] La franc-maçonnerie perturbée : combats secrets, enjeux politiques, par Etienne Perrot, Croire aujourd’hui, n°1, 1.2.1996, p. 16-17 / Sciences et Avenir, n°577 de mars 1995, p. 38-40 / L’actualité religieuse, n° 142, 15.3.1996.

[2] THEO, Droguet – Ardant / Fayard, 1993, p. 412c.

[3] Jeune Afrique, n°1991, du 9 au 15 mars 1999, p. 27.

[4] Le bizutage : c’est un rite d’initiation imposé par les anciens aux nouveaux (les bizuts) à l’entrée des classes de préparation aux grandes écoles ou à l’entrée des grandes écoles elles-mêmes. Ce rite a connu des brutalités qui ont été dénoncées.

Lire aussi :
- Déclaration sur l’incompatibilité entre l’appartenance à l’Eglise et la franc-maçonnerie
- Peut-on être chrétien et franc-maçon ?

Père Yves MOREL
Société des Jésuites
Dans : Le défi des sectes, des N.M.R. et des intégrismes, Abidjan, INADES, 1999.

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